19

L’astéroïde était enveloppé de la pénombre perpétuelle des mondes éloignés du soleil et ses pics glacés s’élançaient comme des aiguilles d’argent vers les étoiles.

L’air était vif et froid, et plus ténu que sur la Terre, et l’étonnant, se disait Sutton, était même que l’on pût garder de l’air sur cet astéroïde. Quoiqu’au prix que cela avait coûté pour le rendre habitable, comme pour n’importe quelle autre petite planète, il semblait que tout fût possible.

Une affaire d’un milliard de dollars, estima Sutton. Le coût des réacteurs atomiques, seul, devait atteindre la moitié de ce chiffre et sans eux il n’y aurait pas l’énergie nécessaire pour faire fonctionner les machines à atmosphère et à gravité qui fournissaient l’air et le maintenaient en place.

Autrefois, se disait-il, l’Homme s’était contenté, avait dû se contenter de chercher la solitude dans un cottage sur la rive d’un lac ou dans un pavillon de chasse, ou à bord d’un yacht, mais maintenant, avec toute une galaxie à sa disposition, l’Homme aménageait un astéroïde avec un milliard de dollars ou achetait une planète à bon compte.

— Voilà l’habitation, dit Herkimer.

Sutton regarda dans la direction vers laquelle il pointait le doigt. Très haut sur l’horizon déchiqueté, il vit un bâtiment au toit en forme de dôme, noir, avec une lumière.

— Pourquoi cette lumière ? demanda Eva. Y a-t-il quelqu’un ?

Herkimer secoua la tête.

— Ils ont dû oublier d’éteindre une lumière la dernière fois, quand ils sont partis.

Des sapins et des bouleaux, fantomatiques à la lueur des étoiles, s’alignaient par groupes épars, comme des soldats en marche, à l’assaut de la hauteur sur laquelle était bâtie l’habitation.

— Le sentier est par ici, dit Herkimer.

Il passa le premier et ils montèrent, Eva au milieu et Sutton en dernier. Le sentier était abrupt et inégal, et on n’y voyait pas très clair, car la mince atmosphère diffusait mal la lumière des étoiles et celles-ci n’étaient que de minuscules points brillants immobiles, qui ne scintillaient pas et restaient fixes dans le ciel, comme sur une carte.

La demeure paraissait située sur un petit plateau et Sutton se rendit compte que ce plateau ne pouvait être fait que de main d’homme car il semblait improbable que nulle part ailleurs, dans tout ce paysage bouleversé, on pût trouver une surface beaucoup plus grande qu’un mouchoir de poche.

Un souffle d’air si faible et si léger qu’on pouvait à peine l’appeler brise passait sur la pente et faisait murmurer les sapins. Quelque chose détala du sentier et s’enfuit parmi les pierres. Au loin, on entendit un hurlement perçant à faire grincer les dents.

— Un animal, fit tranquillement Herkimer. (Il s’arrêta et d’un geste de la main montra les rochers torturés :) Un merveilleux endroit pour la chasse… si l’on ne se casse pas une jambe.

Sutton regarda derrière lui et, pour la première fois, prit conscience de la nature vraiment sauvage des lieux. Un terrain figé dans un chaos incohérent, vaguement éclairé par les étoiles, s’étendait en dessous d’eux, avec d’énormes gouffres noirs, béants, au-dessus desquels se dressaient de sombres montagnes et des pics aigus.

Sutton frissonna à ce spectacle.

— Continuons, dit-il.

Ils grimpèrent les cent derniers mètres et atteignirent le plateau artificiel, puis s’arrêtèrent et contemplèrent le panorama de cauchemar ; en regardant autour de lui, Sutton eut une sensation de solitude telle qu’elle le saisit dans une étreinte glacée, car c’était là une solitude absolue, un isolement démentiel, comme il n’en avait jamais rêvé. C’était la négation même de la vie et du mouvement, le commencement du monde, désolé, nu, alors que n’existait pas la vie, pas même l’idée de la vie. Ici, tout ce qui sentait ou pensait ou bougeait était quelque chose d’étranger, une maladie, un cancer, au milieu du néant.

Un bruit de pas derrière eux les fit se retourner.

Un homme surgit de la nuit étoilée. Sa voix était aimable et grave quand il parla :

— Bonsoir, dit-il. (Il attendit un instant, puis il ajouta en manière d’explication :) Nous vous avons entendus atterrir et je suis venu à votre rencontre.

— Vous nous prenez au dépourvu, dit Eva d’une voix froide et avec un soupçon d’irritation. Nous ne pensions pas trouver quelqu’un.

Le ton de l’homme se durcit :

— J’espère que nous ne sommes pas des intrus. Nous sommes des amis de M. Benton et il nous a dit que nous pouvions venir ici quand nous voulions.

— M. Benton est mort, dit Eva, glaciale. Et monsieur est le nouveau propriétaire.

L’homme se tourna vers Sutton.

— Je suis désolé, monsieur, dit-il. Nous ne savions pas. Bien entendu, nous nous en irons aussitôt que nous pourrons.

— Je ne vois pas de raison que vous vous en alliez, dit Sutton.

— M. Sutton, dit Eva, pincée, est venu ici pour être tranquille et au calme. Il a l’intention d’écrire un livre.

— Un livre, fit l’homme. C’est un écrivain ?

Sutton eut l’impression inconfortable que l’homme se moquait, pas de lui seulement, mais d’eux trois.

— M. Sutton ? dit l’homme, comme s’il réfléchissait longuement. Il ne me semble pas me rappeler ce nom. Mais après tout, je ne suis pas un grand lecteur.

— Je n’ai encore jamais rien écrit, dit Sutton.

— Ah, bon, alors, dit l’homme en riant comme s’il était soulagé, voilà qui explique probablement tout.

— Il fait froid dehors, dit Herkimer brusquement. Entrons dans la maison.

— Bien sûr, dit l’homme, il fait froid, je n’y avais pas prêté attention. À propos, je m’appelle Pringle et mon compagnon s’appelle Case.

Personne ne lui répondit, et, au bout de quelques secondes, il se détourna et marcha rapidement devant eux, comme un chien heureux, leur montrant le chemin.

En approchant, Sutton vit que l’habitation était plus grande qu’elle n’avait semblé de la vallée où ils avaient posé l’astronef. Elle se dressait énorme et noire contre le ciel étoilé, et si l’on n’avait pas su qu’elle était là, on aurait pu la prendre pour une formation rocheuse parmi les autres.

La porte s’ouvrit quand leurs pas résonnèrent sur les marches massives du perron, et un autre homme apparut, raide, grand et maigre, mais donnant une impression de force contenue lorsque la lumière à l’intérieur de l’habitation éclaira sa silhouette.

— Le nouveau propriétaire, Case, dit Pringle.

Il sembla à Sutton qu’il avait un peu trop accentué sa voix, souligné un peu trop les mots. Comme s’il voulait en faire un avertissement.

— Benton est mort, je viens de l’apprendre, dit Pringle.

— Oh, il est mort ? Comme c’est bizarre ! répondit Case.

Ce qui était, se dit Sutton, une étrange façon de s’exprimer.

Case s’effaça pour les laisser entrer, puis ferma la porte.

La salle était immense, avec une seule lampe allumée, et des ombres l’envahissaient, venues des coins sombres et de la haute voûte du plafond aux poutres apparentes.

— Je crains, dit Pringle, que vous ne soyez obligés de vous débrouiller tout seuls. Case et moi nous nous passons de raffinements et nous n’avons pas amené de robots. Quoique je puisse vous préparer quelque chose, si par hasard vous avez faim. Une boisson chaude, peut-être, et des sandwiches ?

— Nous avons mangé juste avant d’atterrir, dit Eva, et Herkimer s’occupera des quelques petites choses que nous avons apportées.

— Alors, prenez donc un siège, dit Pringle. Le fauteuil là-bas est confortable. Nous bavarderons un peu.

— Je crains de ne pas en avoir envie. Le voyage a été assez rude.

— Vous êtes une jeune dame peu aimable, dit Pringle, et son intonation était à mi-chemin de la plaisanterie et la colère.

— Je suis une jeune dame fatiguée.

Pringle s’approcha d’un mur, appuya sur des boutons. Des lumières brillèrent.

— Les chambres sont en haut de l’escalier, dit-il, au bout du balcon. Case et moi occupons les deux premières à gauche. Vous pouvez faire votre choix parmi toutes les autres.

Il s’avança pour les conduire, mais Case parla, et Pringle s’arrêta et attendit, une main sur la courbe de la rampe.

— Monsieur Sutton, dit Case, il me semble avoir entendu votre nom quelque part.

— Je ne pense pas, dit Sutton. Je suis une personne sans importance.

— Mais vous avez tué Benton.

— Personne n’a dit que je l’avais tué.

Case ne rit pas, mais dans sa voix on put deviner que, s’il n’avait pas été Case, il aurait ri.

— Néanmoins, vous devez l’avoir tué. Car il se trouve que je sais que c’était le seul moyen pour quelqu’un d’obtenir cet astéroïde. Benton l’aimait, et vivant, il n’y aurait jamais renoncé.

— Puisque vous insistez, alors j’ai bien tué Benton.

Case hocha la tête, abasourdi.

— Remarquable, dit-il. Remarquable.

— Bonne nuit, monsieur Case, dit Eva. (Puis s’adressant à Pringle :) Ne vous dérangez pas. Nous trouverons notre chemin.

— Cela ne me dérange pas, répliqua Pringle, cela ne me dérange pas du tout.

Et de nouveau, il se moquait d’eux.

Il grimpa lestement l’escalier.

Dans le torrent des siècles
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